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Le Projet Jean Osinski
Le Projet Jean Osinski


Jean Osinski vit à Forbach, où il est né, voici 27 ans, de parents polonais et slovène. Jean ne travaille pas. Il est l'un des nombreux sans-emploi d'une ville que le passage d'une ère à l'autre, du capitalisme industriel à la société d'économie spéculative mondiale, a profondément bouleversé et déprimé, en lui imposant I'arrêt des activités charbonnières autour desquelles elle était tout entière structurée. Ancienne gloire de la France de l'industrie lourde, Forbach n'est plus rien, qu'un minuscule point gris sur la carte de I'Europe dont la prospérité ne dépend plus de la participation de chacun, n'exige plus le travail de tous, mais réclame au contraire la mise hors activité de dizaines de millions de personnes. Jean est l'un de ceux-là, à qui l'époque demande de ne rien faire. L'organisation globale de la planète, dirigée par un tout économique, s'épanouit de telle sorte qu'elle réclame une constante raréfaction du travail collectif lourd dans la partie occidentale du monde. Les moyens nouveaux d'une circulation mondiale des marchandises et une nouvelle conception économique des échanges, dans un contexte de profonde inégalité des droits sociaux entre le Nord et le Sud, font qu'une grande part de la production occidentale n'est plus rentable. C'est alors des pans entiers de sa production directe que considère comme inutiles une société guidée par une stricte philosophie du profit. Elle les suspend et vise à s'en tenir finalement à la circulation et à la spéculation sur des marchandises manufacturées ailleurs ou fabriquées par des machines chaque jour mieux autonomes, raréfiant aussi les besoins d'une activité humaine de production. L'inactivité est devenue l'un des facteurs essentiels de l'essor économique occidental; I'inactivité de Forbach, comme celle de multiples autres anciennes villes industrielles, I'inactivité de Jean, comme celles de millions d'autres personnes en Europe.

L'inactivité est désormais la condition du maintien de la suprématie occidentale et de sa richesse sur le monde mondialisé. Pour autant, I'inactivité reste culturellement et politiquement non-intégrée et nullement considérée comme la formidable valeur en quoi effectivement elle consiste. Le travail, bien que disparaissant, est seul encore à garantir un statut social et, par là, une identité pour l'individu. Planifiée (les fameux "plans sociaux" qui sont autant d'exterminations professionnelles et sociales), inéluctable (dans une exclusive logique de compétitivité des prix), I'inactivité demeure cependant pitoyable, méprisable ou scandaleuse, inadmissible dans tous les cas. Elle est ainsi, et en même temps, obligatoire pour l'économie et interdite par la société. Obligatoire-interdite, injonction paradoxale (du type: "assieds-toi, mais reste debout"), dans quel état plonge-t-elle celles et ceux auxquels elle est en même temps imposée et refusée et qui se trouvent ainsi à exister sans être ("je ne fais rien, donc je ne suis rien") ? La population occidentale active chaque jour est réduite, pourtant, personne ou presque ne peut encore assumer et vivre tranquillement l'état d'inactivité. Un lourd sentiment de culpabilité pèse sur ceux que l'économie moderne florissante refuse d'intégrer ou "désintègre". C'est là un sentiment insensé, que notre époque qui l'a créé semble peu pressée de corriger. Il faut donc comprendre qu'il est en lui-même encore profitable à l'économie, reine de toutes les politiques. Fragilisés, défaits dans leurs droits et leur dignité, les inactifs-contraints sont prêts à tout endurer plutôt que la honte de leur mise à l'écart dont ils pensent porter la faute. L'économie américaine les exploite pour alimenter le working-poor, enlevant à leur nombre pour ses besoins en une sous-population servant la nouvelle richesse dans une manière deservitude rappelant très directement l'esclavage. L'Europe, avec le délai qu'il lui faut, le retard qu'un reste d'orgueil lui réclame avant imitation parfaite du modèle américain, préfère les utiliser -et l'arrogance de ce profit n'est pas moindre- à la satisfaction de son appétit bourgeois pour la compassion. Elle filme et photographie sans cesse, met en scène et en talk show, en témoignages et en ateliers d'écriture les nouvelles victimes de son essor; jamais identifiées comme nécessaires inactifs -c'est tabou- mais tenues comme chômeurs, RMIstes, exclus, SDF... Fascinée comme elle est par tout ce qui fait se croiser l'ancien et le moderne, et peut ainsi contribuer à l'affirmation de sa puissance et de sa permanence historique, I'Europe bourgeoise nouvelle manière (libéralisme de gauche) adore se constituer une esthétique de la victime du progrès et la contempler, pour ce que l'émouvant et apitoyant archaïsme des populations sinistrées conforte les fumeuses théories mutationnistes de sa domination capitaliste. Le pire de cette opération est sans doute que le cynisme absolu qui la fonde y parvienne à se présenter comme un élan moral.

Du projet conçu par La fabriks en réponse à une commande de l'équipe de l'exposition l'Aventure du Travail, l'inactivité de Jean Osinski est le centre. Le Musée, la Web Chapel à Forbach et le Site Jean Osinski sur le Net constituent la première étape d'une réalisation qui en comportera quatre, pour s'achever fin octobre 2000. Avec ces installations et performances plastiques multiformes, Jean Osinski passe brutalement de la marginalisation à la sur-présence sociale. Son appartement est transformé en musée et propose son occupant même à la visite de tous les curieux. Ses objets personnels et son temps lui sont confisqués, pour exposition. Une chapelle au culte de son inactivité et de son interinactivité au monde (via la Toile) est érigée en plein centre ville, dans un ancien magasin avec large vitrine sur la rue principale de Forbach, la rue Nationale. Un musée pour la consécration culturelle, une chapelle pour celle cultuelle et un site web cam pour l'ubiquité, les outils classiques de la domination sont ici livrés à Jean pour l'affirmation de son inactivité en valeur identitaire pleine et entière. La présentation qui en est faite -blancheur ou transparence des matériaux, pureté des lignes, élégance et cherté des mobiliers, des appareils technologiques installés- très référencée à l'esthétique contemporaine "chic", est appuyée sur les concepts les mieux goûtés par la domination telle que notre époque la voit se développer et consolider sournoisement sa puissance à travers le monde: luxe, transparence, propreté, pureté...

Sur l'inactivité de Jean, aucun discours n'est tenu dans un projet n'offrant par ailleurs aucune garantie de sa correction. Tout, au contraire, est mis en œuvre pour que, dans la perception du public, vacille et s'effondre la certitude de la validité morale d'un projet d'art conçu à partir d'une question de société. Une certaine injonction au traitement et à la représentation culturellement et moralement correctes des difficultés du social est aujourd'hui faite aux artistes. Accepter cet ordre donné, ce serait accepter de participer à une vaste opération de moralisation de l'art, à laquelle correspond une dépolitisation progressive des questions de société les plus graves, dont on voit assez clairement à qui le profit revient encore.



Jean Michel Bruyère.
30 mai 2000