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jean michel bruyere lfks
Phase V
Phase V

Phase V

Le point de départ de Phase V n’est ni une forme spectaculaire donnée ni un sujet, mais un instrument, des outils : ceux que proposent aux artistes contemporains les nouvelles technologies, dans la création, l’articulation et la diffusion des images et des sons. Formes et propos sont directement issus du choix initial qu’ont fait les concepteurs de Phase V d’employer l’instrumentation technologique dans toutes les dimensions du projet qui les rassemble. Car sitôt prise, cette option ouvre immédiatement sur la question qui suit et engage une réflexion se révélant finalement en tout point déterminante : comment utiliser des moyens qui, adaptés à la création artistique, consacrent une transmutation radicale de la figuration et de la représentation tandis que les mêmes moyens dans leur emploi courant, social, se sont révélés jusque-là incapables de transformer le monde en profondeur, malgré le potentiel qu’ils en ont ?

Parce qu’elle semble devoir établir a priori, entre subjectivité de la représentation esthétique et objectivité du monde, une distance non plus enrichissante mais exclusivement contradictoire, l’utilisation des outils technologiques en art est en soi une problématique d’une importance telle qu’elle suffit à elle seule à constituer et déterminer formes et sujet de Phase V.

A l’échelle du monde et de ses sociétés, les progrès de la science et des techniques annonçaient une révolution qui n’a pas eu lieu. Malgré l’espoir que légitimement elles ont suscité, les nouvelles technologies finiront-elles leur course vers demain, achèveront-elles leur élan prometteur dans une seule fonction de jouet mis entre les mains d’artistes divertissants ? Les images et les voix, les sons peuvent bien circuler avec la vitesse que l’on sait, pauvreté, iniquité, carnages, individuation extrême vont leur chemin inexorable et tranquille. La médecine peut bien progresser à pas de géant, elle court encore et toujours derrière les épidémies, et le nombre de ceux profitant véritablement de ses avancées reste réduit à celui, minuscule, des malades et des mourants “développés” — il semblerait par exemple qu’une capacité, magnifique et toujours accrue, à transplanter des organes humains n’améliore guère le sort des enfants des favelas, pour lesquels le progrès consiste alors à être effectivement réintégrés à la société marchande mondialisée mais seulement en tant que marchandises, et en pièces détachées.
Si c’est bien sûr une promesse dans la possibilité d’un devenir, fabriquer et employer de “la nouvelle technologie” ne suffit pas à constituer un avenir pour le genre humain ; et les formes artistiques “technologiques” composent dans l’espace symbolique le spectacle d’une transformation du monde qui, effectivement, n’a pas eu lieu, elles annoncent un avenir qui ne s’accomplira pas, tant qu’aux seules technologies son invention et son établissement seront confiés. C’est à tort qu’on leur prête tant de pouvoir à projeter par elles-mêmes notre devenir, et simplement sans doute pour ne pas voir combien nous sommes désormais incapables de le projeter par et en nous-mêmes. La surestimation que l’on fait des capacités de nos technologies est proportionnelle à l’ampleur de notre désert philosophique, de notre désarroi social, de notre incapacité à changer le monde. Aucun des espoirs ni aucune des peurs que suscitent les nouvelles technologies finalement n’est fondé. C’est à tort, par exemple, que l’on parle de la constitution par elles d’un monde virtuel, d’un processus de virtualisation du monde ; le monde reste tristement réel, dramatiquement concret, lamentablement inchangé dans sa redoutable matérialité et dans son affligeante réalité. Ce n’est pas un monde, et encore moins le monde, mais seulement l’avenir que les nouvelles technologies virtualisent, parce que tel est, hélas, le véritable objet unique que l’on soumet entier à leur capacité de virtualisation. Les nouvelles technologies inventent en permanence un avenir qui jamais n’existera ; elles opèrent les projections virtuelles d’un improbable futur pour une société engluée dans son présent, ressassant sa grandeur déchue et incapable de transformer concrètement ces projections.

De notre impensée d’une impéritie de la technologie à concevoir un avenir véritable, certains de ses emplois parmi les plus courants en art sont le signe clair : l’interactivité et l’événement en temps réel, longtemps présentés comme des innovations majeures, comme formes d’expressions artistiques et culturelles futuristes essentielles, montrent bien à quel point le mieux de ce que nous puissions imaginer en terme de transformation et de devenir est une simple sacralisation de ce qui est déjà là, un étirement permanent du présent dans le temps. Ce qui est là agit sur cette autre chose qui est là également, immédiatement, sans délai, en supprimant le morceau de temps qui transforme ce qui est passé ou projette une transformation dans le futur ; le temps réel qu’il s’agit couvre en fait le phénomène de la disparition du passé d’un événement et du temps futur d’un autre qui lui est conséquent, au profit d’un étirement du présent aux limites entières du temps. Passé et futur sont mangés par le présent, un présent qui, ainsi, par une fascination pour les interactions qu’il peut opérer désormais sur lui-même, devient, des trois figures principales du temps, non seulement celle choisie comme idéale, mais aussi la seule survivante, anthropophage des deux autres et seule demeurant comme réelle.
De son côté, le C.D. Rom propose comme signe d’une avancée de notre société par la technologie, la découverte perpétuellement variée de ce qui est déjà intégralement là sans avoir jamais eu lieu, mais qui est à disposition, dans un temps arrêté. Le net, dans sa fonction initiale et encore principale, est quant à lui un archivage automatique et instantané du présent pour un emploi immédiat. Il n’est là plus question de laisser l’avenir décider de ce qui restera de notre présent au passé. Clamé, rabâché comme progrès essentiel, le net est avant toute autre chose une activité ancestrale (l’archivage) mise au service de la négation même de toute distinction des ordres du passé, du présent et de l’avenir, donc de toute idée de progression.

Une création artistique digne de ce nom étant un enjeu, un pari, celui de Phase V est alors le suivant : faire des moyens offerts par les nouvelles technologies l’outil d’une réflexion sur notre rapport au temps, les employer eux-mêmes à décrire la tragédie d’un temps arrêté, débordé sur un passé qu’il efface, étendu sur un avenir auquel il renonce ; les convoquer, eux, à dire tout le drame de notre vacance, de notre incapacité à devenir, tandis qu’ils sont objectivement l’un des vecteurs parmi les plus forts de la fixation de notre évolution dans un présent exténué à force d’être perpétuellement dilaté, prolongé.