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Elements of a Naked Chase
Elements of a Naked Chase
Elements of a Naked Chase © LFKs


La Tragédie d'Actéon
mythe fondateur du Vøspaza

« Akteøn est un jeune chasseur
il fut élevé et initié à l’art de la chasse par Kirön
le centaure d’une caverne
de la grande forêt Vøspázienne

Akteøn traque le cerf
avec sa meute nombreuse de chiens fidèles et glorieux
c’est là tout son art    c’est le chemin qu’il marche
un chemin sanglant   tendu entre pieux et filets

suivant la trace odorante d’un dix-cors couvert de pisse
un jour
vers midi
Akteøn pénètre la part interdite de la forêt
celle où Djann elle-même
vient tuer ses bêtes, nourricières de forgerons

et voici l’instant de la dernière traque quand
pour se faire un passage soulevant quelque épais branchage
Akteøn découvre Djann découverte en son bain

car dans une claire étendue d’eau
la déesse va nue à cette heure
et fait glisser dans l’onde
la boue
la sueur
le sang qui maculaient son corps
et toute possible trace
des poursuites et des luttes livrées contre les fauves qu’elle terrasse

il lui faut être pure pour rejoindre l’Olympe
où aux yeux des autres dieux comme dans l’esprit des humains
elle se doit de porter à jamais
les aspects entiers d’une parfaite virginité

mais voici Akteøn
qui la voit nue
et regarde sa nudité

Aktaion
celui qui appartient à la rive se tient là
au bord de l’eau

il regarde la divinité mise à nu par le cerf
dans la forme essentielle du corps qu’elle donne
pour le temps de la chasse et du meurtre
à son immatérielle divinité

dans les reflets de l’onde
le corps danse pour l’humain
et les images de cette divine illusion entrent
incompréhensibles
au fond d’un œil de mortel

à son tour
Djann aperçoit le visage d’Akteøn
dont les yeux sont sur elle

furieuse d’être ainsi offerte nue devant l’homme
l’éternelle vierge
déesse brutale de la nature intacte
elle-même forêt
arbre et montagne
pierre volcanique et grand fauve
mais ici simple femme nue
offerte au désir
d’un revers de la main
jette de l’eau sur Akteøn et lui dit :

« va ! et raconte que tu m’as vue sans voile, si tu le peux… »

touchant au visage du jeune homme
l’eau
aussitôt le transforme en un cerf

dans la souffrance des violentes mutations
infligées à son corps par la métamorphose
Akteøn    allant vers la bête
se débat
et se met à courir

alors ses chiens croient voir en lui le cerf qu’ils cherchaient
et se lancent à sa poursuite

longtemps
se projetant en avant sur ses quatre pattes
avec toute la puissance que la peur donne aux muscles d’un fauve
Akteøn échappe à la meute

mais les chiens que lui-même a dressés
à l’excellence de l’art cynégète
finissent par l’encercler
et resserrent leur piège autour d’un maître
qu’ils ne savent plus reconnaître

posant un œil rond sur ses chiens qui le menacent
Akteøn voudrait les nommer
et les arrêter
mais les mots ne peuvent sortir de sa gorge
qui ne produit que d’affreuses plaintes animales
au son desquelles la meute se déchaîne l’attaque
le disperse et le mange

portant à présent dans leur ventre
chacun un morceau du maître qu’ils adorent
les chiens partout dans la forêt le cherchent
et sont inconsolables de ne pas le voir

hurlant à la mort
au maximum de l’excitation et de l’inquiétude
ils arrivent ainsi
jusqu’à la voûte du centaure


pour les apaiser
Kirön exécute une représentation d’Akteøn
que les chiens entourent
et auprès de laquelle ils restent
la protégeant jalousement de l’oubli

le Vøspázá est cette montagne ensanglantée
cette forêt
cet endroit

(…/…)

il était une montagne tout ensanglantée du massacre des bêtes de toutes sortes

            connaître tous les chiens par leur nom

Mélampus, de race spartiate,
Ichnobatès, venu de Gnosse,
Pamphagus, Dorceus, Oribasus, de race arcadienne,
et le vaillant Nébrophonus,
en compagnie du sauvage Théron,
Laelaps, Ptérélas, utile pour sa rapidité,
Agré, utile pour son flair,
le combatif Hylaeus, naguère victime d’un sanglier
et Napé, que sa mère conçut d’un loup
Poemenis, jadis gardienne de troupeaux

Harpyia, accompagnée de ses deux petits
Ladon, le Sicyonien, aux flans amaigris
Dromas et Canacé, Sticté, Tigris et Alcé
Leucon au pelage de neige
Asbolus au poil noir
Lacon, fort entre tous
Aëllo inlassable à la course
et Thoüs
et la rapide Lyciscé, en compagnie de son frère le Cypriote
Harpalos reconnaissable à une marque blanche au milieu de son front noir
Mélaneus, Lachné au poil hérissé
Labros et Agriodus, nés d’un père du Dicté et d’une mère de Laconie
Hylactor aux abois perçants

et tous ceux du carnage

aucun mot ne sortit de sa bouche

il gémit
ce fut là son langage

les larmes coulèrent sur ce visage qui n’était plus le sien

de son ancien état
seule lui resta la raison

le langage à sa fin
nous retournons à nos débuts

nous nous rendons
au bout des phrases imprononçables
vers le ventre du chien
en passant par le fauve
et la crainte

le pire drame humain n’est-il pas cette effroyable
rencontre avec nos propres viandes
à la terminaison du dire ?

n’est-il pas cette terreur solitaire
où nous plonge l’indicible ?

n’est-il pas notre langage brutalement dispersé
par les chiens
par nos propres chiens ?
nos propres chiens… !

voilà l’Eternel sujet
dont toute création
conduit en secret le Retour

voilà Akteøn devant Djann
devenu sujet-cerf
servant tous nos arts du Vøspázá
mais en secret
muet comme il fut

toute œuvre dessine son œil
aucune ne révèle ce qu’il vit

beaucoup pourtant
comportent des images parlantes qui le savent
et qui pourraient trahir
mais il n’y a pas de mots pour dire de quoi parlent-elles.

Jana Tesárová. L’INTIMITÉ DU DÉSASTRE. Extraits ; novembre 1999.