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Le point de départ de Phase V nest ni une forme spectaculaire donnée ni un sujet, mais un instrument, des outils : ceux que proposent aux artistes contemporains les nouvelles technologies, dans la création, larticulation et la diffusion des images et des sons. Formes et propos sont directement issus du choix initial quont fait les concepteurs de Phase V demployer linstrumentation technologique dans toutes les dimensions du projet qui les rassemble. Car sitôt prise, cette option ouvre immédiatement sur la question qui suit et engage une réflexion se révélant finalement en tout point déterminante : comment utiliser des moyens qui, adaptés à la création artistique, consacrent une transmutation radicale de la figuration et de la représentation tandis que les mêmes moyens dans leur emploi courant, social, se sont révélés jusque-là incapables de transformer le monde en profondeur, malgré le potentiel quils en ont ?
Parce quelle semble devoir établir a priori, entre subjectivité de la représentation esthétique et objectivité du monde, une distance non plus enrichissante mais exclusivement contradictoire, lutilisation des outils technologiques en art est en soi une problématique dune importance telle quelle suffit à elle seule à constituer et déterminer formes et sujet de Phase V.
A léchelle du monde et de ses sociétés, les progrès de la science et des techniques annonçaient une révolution qui na pas eu lieu. Malgré lespoir que légitimement elles ont suscité, les nouvelles technologies finiront-elles leur course vers demain, achèveront-elles leur élan prometteur dans une seule fonction de jouet mis entre les mains dartistes divertissants ? Les images et les voix, les sons peuvent bien circuler avec la vitesse que lon sait, pauvreté, iniquité, carnages, individuation extrême vont leur chemin inexorable et tranquille. La médecine peut bien progresser à pas de géant, elle court encore et toujours derrière les épidémies, et le nombre de ceux profitant véritablement de ses avancées reste réduit à celui, minuscule, des malades et des mourants développés il semblerait par exemple quune capacité, magnifique et toujours accrue, à transplanter des organes humains naméliore guère le sort des enfants des favelas, pour lesquels le progrès consiste alors à être effectivement réintégrés à la société marchande mondialisée mais seulement en tant que marchandises, et en pièces détachées.
Si cest bien sûr une promesse dans la possibilité dun devenir, fabriquer et employer de la nouvelle technologie ne suffit pas à constituer un avenir pour le genre humain ; et les formes artistiques technologiques composent dans lespace symbolique le spectacle dune transformation du monde qui, effectivement, na pas eu lieu, elles annoncent un avenir qui ne saccomplira pas, tant quaux seules technologies son invention et son établissement seront confiés. Cest à tort quon leur prête tant de pouvoir à projeter par elles-mêmes notre devenir, et simplement sans doute pour ne pas voir combien nous sommes désormais incapables de le projeter par et en nous-mêmes. La surestimation que lon fait des capacités de nos technologies est proportionnelle à lampleur de notre désert philosophique, de notre désarroi social, de notre incapacité à changer le monde. Aucun des espoirs ni aucune des peurs que suscitent les nouvelles technologies finalement nest fondé. Cest à tort, par exemple, que lon parle de la constitution par elles dun monde virtuel, dun processus de virtualisation du monde ; le monde reste tristement réel, dramatiquement concret, lamentablement inchangé dans sa redoutable matérialité et dans son affligeante réalité. Ce nest pas un monde, et encore moins le monde, mais seulement lavenir que les nouvelles technologies virtualisent, parce que tel est, hélas, le véritable objet unique que lon soumet entier à leur capacité de virtualisation. Les nouvelles technologies inventent en permanence un avenir qui jamais nexistera ; elles opèrent les projections virtuelles dun improbable futur pour une société engluée dans son présent, ressassant sa grandeur déchue et incapable de transformer concrètement ces projections.
De notre impensée dune impéritie de la technologie à concevoir un avenir véritable, certains de ses emplois parmi les plus courants en art sont le signe clair : linteractivité et lévénement en temps réel, longtemps présentés comme des innovations majeures, comme formes dexpressions artistiques et culturelles futuristes essentielles, montrent bien à quel point le mieux de ce que nous puissions imaginer en terme de transformation et de devenir est une simple sacralisation de ce qui est déjà là, un étirement permanent du présent dans le temps. Ce qui est là agit sur cette autre chose qui est là également, immédiatement, sans délai, en supprimant le morceau de temps qui transforme ce qui est passé ou projette une transformation dans le futur ; le temps réel quil sagit couvre en fait le phénomène de la disparition du passé dun événement et du temps futur dun autre qui lui est conséquent, au profit dun étirement du présent aux limites entières du temps. Passé et futur sont mangés par le présent, un présent qui, ainsi, par une fascination pour les interactions quil peut opérer désormais sur lui-même, devient, des trois figures principales du temps, non seulement celle choisie comme idéale, mais aussi la seule survivante, anthropophage des deux autres et seule demeurant comme réelle.
De son côté, le C.D. Rom propose comme signe dune avancée de notre société par la technologie, la découverte perpétuellement variée de ce qui est déjà intégralement là sans avoir jamais eu lieu, mais qui est à disposition, dans un temps arrêté. Le net, dans sa fonction initiale et encore principale, est quant à lui un archivage automatique et instantané du présent pour un emploi immédiat. Il nest là plus question de laisser lavenir décider de ce qui restera de notre présent au passé. Clamé, rabâché comme progrès essentiel, le net est avant toute autre chose une activité ancestrale (larchivage) mise au service de la négation même de toute distinction des ordres du passé, du présent et de lavenir, donc de toute idée de progression.
Une création artistique digne de ce nom étant un enjeu, un pari, celui de Phase V est alors le suivant : faire des moyens offerts par les nouvelles technologies loutil dune réflexion sur notre rapport au temps, les employer eux-mêmes à décrire la tragédie dun temps arrêté, débordé sur un passé quil efface, étendu sur un avenir auquel il renonce ; les convoquer, eux, à dire tout le drame de notre vacance, de notre incapacité à devenir, tandis quils sont objectivement lun des vecteurs parmi les plus forts de la fixation de notre évolution dans un présent exténué à force dêtre perpétuellement dilaté, prolongé. |