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jean michel bruyere lfks
Le Théâtre vide
D'un théâtre désert, traversé par le vide.

Tous les théâtres de Marseille sont désertés. Ceux de Marseille et d'ailleurs. Quel que soit le nombre de leurs abonnés. Quels que soient la quantité de billets délivrés par leurs guichets et l'empressement à leurs portes, la vie s'en est retirée.

Le Théâtre du Merlan a quelque chose en plus de tous les autres; il est vide.

Nous verrons d'où lui vient cette qualité si particulière, mais notons tout d'abord qu'elle lui confère un extrême avantage : celui de la cohé-rence. A l'inutile diffusion d'un art globalement inadapté à son époque, le Théâtre du Merlan répond par l'inexistence concrète de tout public – une réponse de fait, donnée contre les efforts acharnés de son équipe pour développer scrupuleusement le leurre d'une fréquentation abondante.
Le vide de sa salle permettra au Théâtre du Merlan de comprendre mieux que les autres et plus vite la nécessité d'une réflexion de fond sur la diffusion du spectacle vivant aujourd'hui, au sein d'une société urbaine occidentale dont les compor-tements, notamment en matière de culture, ont subi une longue mutation au cours du siècle, pour être finalement entièrement transformés durant ces quinze dernières années.

Un théâtre jouant devant des salles "pleines" aura bien sûr quelque peine à distinguer sa désertion. Il différera longtemps la tenue pourtant indispensable d'une réflexion sur la réalité de son état.

Un théâtre vide n'aura lui aucune difficulté à reconnaître et réfléchir son désert. Un théâtre vide est le théâtre exact de notre époque. Pour peu qu'il montre de l'habileté à vaincre les inhibitions de son personnel, c'est bien dans un théâtre vide que pourra s'inventer la politique franchement modifiée, l'attitude radicalement transformée qu'une nouvelle ère appellera bientôt.

Il serait en effet une erreur regrettable que de considérer le bilan de la saison 94/95 du Théâtre du Merlan comme le signe d'une situation insolite et l'on se gardera d'y voir trop vite un défaut de compétence imputable à tel ou tel membre ou partie de l'équipe. L'on pourrait bien sûr examiner la pertinence de certains choix effectués dans la programmation de spectacles (trop subjectifs, très affectifs et insuffisamment politiques [= un projet pour la ville] pour un établissement de la taille et de l'importance d'une scène nationale), observer l'efficacité limitée de certaines manières d'informer les publics (trop classiques en regard de la spécificité de la programmation), mais cela serait sans grand intérêt; tout ce qui aurait pu accroître la fréquentation n'en aurait pas pour autant augmenté le sens.

La manifeste perte de sens d'une diffusion traditionnelle de spectacles vivants dans la ville européenne d'aujourd'hui doit précisément être notre seul sujet de réflexion.

Ce défaut de sens est généralisé. Il suffit pour s'en convaincre de jeter un rapide regard alentour.

En attendant la reprise économique.

Déjà
le nombre toujours croissant des personnes sans emploi
est à ce point vertigineux et le cours de ce drame
si peu endiguable
qu'en certaines régions, tel le Nord de la France, le chômage
semble même vouloir déterminer une manière héréditaire d'inexistence.

le grand-père perdit en son temps tout emploi
le fils jamais n'eut l'occasion d'aborder la vie active
et ses enfants semblent définitivement emportés par ce flot
accru d'autres problèmes qui inéluctablement lui affluent :
paupérisation
dépression, illétrisme
exclusion, perte de l'habitat
délinquance ...

En haut comme en bas, l'on fait mine
d'attendre une reprise économique
capable de rendre au monde actif les millions de personnes qui en sont écartées.
Mais du plus savant au plus sot
sans le dire jamais car cet aveu serait un gouffre
chacun connaît ou pressent
l'inutilité de cette attente.

L'attente comme chute immobile de l'être.
Une attente vide et neurasthénique, une attente de rien
et dont le fait entretenu n'a d'autre fonction
que d'offrir un verbe
à qui ne peut socialement agir ? sans pourtant en être incapable
à qui vit dans le néant de l'inaction involontaire.
Car fainéanter ici ne convient pas et
il n'est que le verbe attendre pour exprimer moins vaguement
l'acte social de celui qui dans notre société ne fait rien.

Quel autre pour lui donner un acte ?
Chômer d'abord se dit pour définir l'action de suspendre un travail les jours fériés
ce qui sous-entend une fréquence rare
- un acte court et renouvelé venant régulièrement interrompre un autre
et contient, de plus, la notion de vacances.
Ne pas chômer est couramment utilisé pour travailler beaucoup ;
par le jeu des oppositions
cette négation posée sur le verbe donne également
à son affirmation d'abord le sens de travailler peu
qui ne dira toujours rien
sur qui ne travaille pas
depuis des années ou depuis toujours.

Mais peut-être est-ce alors plutôt un état qu'il nous faudrait décrire ?

Sur l'état de celui qui ne travaille pas
si l'on dit peu être chômeur
c'est que le chômage ne crée pas une identité
mais égare au contraire toute possible identification.

Être sans emploi ne peut définir clairement quiconque et rien exprimer.
L'emploi étant ici une situation
être sans situation revient donc à être insituable
conséquemment indéfinissable ou défini comme tel
ce dont on ne pourra s'accommoder.

Être au chômage fit son temps, mais
depuis que l'on convient partout de la quasi irréversibilité de cet état
son aveu ou son attribut
semble définir davantage pour l'être une maladie
qu'une position sociale, un cancer, une mort lente, une peste molle.
Il faudrait alors dire plutôt avoir le chômage ;
mieux vaut en ce cas ne rien dire et garder le secret social
ou bien chercher pour sa survie encore
une autre expression de soi ou de l'autre chômant.

[ suite ]