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jean michel bruyere lfks
Cinéma sans film
CINÉMA SANS FILM

Neuf poligraphies
visuelles et musicales

une ville sans écran
Dans le livre VII de la République, Platon donne de l'illusion possible des hommes sur la réalité l'image la plus fameuse : l'allégorie de la caverne, qu'il emprunte aux Orphiques. Des prisonniers sont enfermés, isolés les uns des autres, en un lieu d'où ils ne peuvent voir du monde que leurs propres ombres, projetées sur une paroi par un feu allumé derrière eux :
"Voilà, dit-il, un étrange tableau et d'étranges prisonniers.
- Ils nous ressemblent, répondis-je. Et d'abord, penses-tu que, dans cette situation, ils aient vu d'eux-mêmes et de leurs voisins autre chose que les ombres projetées sur la partie de la caverne qui leur fait face ?
- Sans contredit.
- Dès lors, s'ils pouvaient s'entretenir entre eux, ne penses-tu pas qu'ils croiraient nommer les objets réels, en nommant les ombres qu'ils verraient ?"
Des Vingt-cinq siècles écoulés depuis Platon, vingt-quatre ont vu la philosophie débattre du "poids respectif des idées et du réel" dans l'interprétation de ce que l'œil pouvait observer. Le vingt-cinquième a inventé le cinéma et la télévision, mis un terme au débat sur le concept de réalité en expédiant durablement l'humanité tout entière dans la caverne de Platon. Des milliards d'images, ombres d'un monde capturé dans son mouvement, chaque jour projetées ou "bombardées" sur des milliards d'écrans, ont rapidement réduit notre vision commune du réel à la contemplation molle de son simulacre industriel.

La réalité, qui fut si longtemps le modèle des arts, devient, avec le cinéma, une matière seulement ; le monde réel est une simple pâte avec laquelle le cinéma compose des images "réalistes" qui cessent d'être les empreintes d'objets et d'événement réels, qu'elles remodèlent, pour devenir non-plus un témoignage codé mais une représentation vraie du monde. Dans la permanence et l'ubiquité que leur a garanties la télévision, les images filmées ont définitivement inversé le rapport de causalité qui les unissait au monde ; l'existence du monde n'est plus la raison de la représentation du réel : la réalité du monde dépend de l'existence des images. Et si nous sommes parfois capables de douter de ce que certaines images filmées nous montrent, si, aussi, nous savons encore distinguer une image virtuelle d'une image filmée, nous ne savons plus du tout voir la valeur (donc percevoir l'existence) d'un événement du réel qui ne serait pas filmé ou n'aurait pas valeur à film.

Le Cinéma sans film invente une éphémère victoire de la réalité sur sa représentation mécanique et électronique, rendant le monde à notre œil directement, mais depuis le cinéma, depuis l'état de perception des images filmées. Hommage à Walter Benjamin — le flâneur magnifique, amateur de ville ayant annoncé, entre les deux Guerres, toutes les dérives à venir de la société industrielle au moment de la reproductibilité des images —, le Cinéma sans film propose à son public des salles de cinéma dont le film et l'écran sont absents. Les sièges y font face à un cadre vide, ouvert à une vision directe de l'espace immédiat : un fragment de ville réel et les vrais mouvements qui l'animent et le traversent. À l'habitude d'une pratique cinématographique, rien ne manque que le film. La salle, ses programmes et ses horaires, les titres d'œuvres et les photos d'annonces, tout est là pour placer le spectateur dans la situation de regarder un morceau et un moment précis de sa ville selon les codes qui régissent la lecture d'une bobine de pellicule. La domination de l'image médiate sur la vision immédiate, dans notre perception du réel, est alors remise en cause depuis la situation même qui organise ladite domination. Même la "musique de film" est présente. Mais, pas davantage que les images, elle n'est enregistrée et reproduite ; les musiciens, placés dans une "tour de contrôle", l'interprètent et la transforment en direct, accompagnant, soulignant les événements et les objets révélés par le cadre.

Une semaine durant, neuf salles de Cinéma sans film, neuf poligraphies visuelles et musicales, seront installées dans la ville, sur des sites précisément choisis. Leurs cadres nus découperont dans l'espace urbain des fragments de vie ; vastes ou étroits, profonds ou rapprochés, selon les cas, tous différents et chacun orientant les regards sur un sujet, une action, un mouvement ou un ensemble de mouvements particuliers du réel, dont la répétition quotidienne permettra l'invitation des spectateurs à des séances régulièrement programmées, de jour ou de nuit.

En clôture, une séance de 24 heures sans interruption sera organisée. Elle rendra ce faux-cinéma du vrai-réel à la complète linéarité de son temps (engageant pour cela les musiciens dans une exceptionnelle performance) et invitera les habitants à prendre plein pouvoir sur les deux côtés de son cadre, les uns se montrant délibérément et volontairement, se révélant aux autres.