Le théâtre est un art sans histoire propre.
Contrairement aux arts plastiques et à la musique, le théâtre n'a pas d'histoire propre. La qualité et l'importance d'une représentation théâtrale sont tout autant dépendantes de son contexte particulier que de son contenu, qui ne se juge lui-même qu'à travers les rapports esthétiques ou sensibles entretenus avec le contexte général de sa création. Cet art, dont il ne subsiste jamais aucune trace véritable, est donc en état de double dépendance contextuelle, une fois de son époque intime et une fois de son Époque au sens large, sans faculté de leur survivre. Sa soumission à l'histoire des sociétés et de l'humanité est totale, ses moyens d'y inscrire sa mémoire propre sont sans réelle fiabilité. Un texte, un témoignage et aujourd'hui une vidéo ne seront jamais en mesure de rapporter ce quil s'est passé dans le temps de la représentation.
Notons d'ailleurs au passage que la question As-tu vu tel spectacle ? n'est pas justement formulée; l'on devrait demander As-tu été de tel spectacle ? tant il est vrai qu'une représentation devrait être tout autant constituée de ce qui est donné à voir et à entendre que de celui qui regarde et qui écoute. Le théâtre, ce n'est pas ce qui se passe sur la scène, mais ce qui se passe entre la scène et la salle. Le théâtre est moins un art qu'une hasardeuse alchimie : ce qu'elle fabrique n'est jamais tangible et les traces qu'elle laisse se situent au-delà du langage. En témoigner d'une quelcon-que manière est impossible.
Sans histoire, le théâtre ne peut se projeter lui-même dans l'avenir, toute prospective lui est définitivement interdite. L'on a souvent tendance aujourd'hui à le considérer comme en retard sur les autres arts. C'est inexact. D'autres, c'est le cas par exemple de la peinture, par la nature de leur affirmation et par celle du support même de leur expression, peuvent certes être en avance, et leur importance découverte et comprise bien après leur création, lorsqu'une époque enfin les aura rattrapés et les rendra justes. Le théâtre n'est pas en retard, mais il ne peut qu'être juste.
C'est une simple présence.
Pour vivre, il doit suivre toujours le cours de la grande Histoire, de ses époques et de ses drames. Son avancée est strictement contenue dans les limites de la modernité elle-même. Le théâtre le plus en pointe, le plus aigu est celui qui sait représenter le jour même de sa représentation. Mais de demain, il ne saura jamais rien nous dire, et quand bien même il le saurait, nous ne pour-rions ni le voir ni l'entendre dans le court et non-renouvelable instant de sa phrase. Or, en matière d'art, strictement, ce qui n'est ni vu ni entendu n'existe pas.
Le théâtre de demain est inconcevable aujourd'hui. Fabriquer le théâtre d'aujourd'hui, cette simple présence, cela ne peut pas s'imaginer selon un concept d'évolution interne et propre à l'art théâtral, puisque celui-ci n'a pas d'histoire. C'est soit l'analyse de l'évolution d'une époque que le théâtre pourra transcrire pour ses contempo-rains, soit, dans sa version la plus avancée, une sensibilité à l'immédiateté de son époque qu'il saura médiatiser.
Réfléchir le théâtre n'est toujours qu'une simple manière de s'interroger sur son époque.
Cela ne rejoint bien sûr pas pour autant l'idée selon laquelle le théâtre ne saurait être qu'une sorte de réflexion sociale, quel que soit l'entendement du mot réflexion, une re-présentation de la réalité. Le théâtre le plus fort se tient dans la gratuité du geste, dans l'inutilité des actes. Il ne sert à rien et surtout pas une cause ou encore l'actualité. Le plus authentique théâtre est féroce et criminel, et s'il dépend de son temps, c'est seulement pour trouver en celui-ci une victime à sa rage. Cette férocité du théâtre sur son temps ne naît-elle pas précisément du fait de la dépendance? C'est une autre question.
Pour envisager son théâtre, considérons donc notre époque. Et songeons tout d'abord à reconnaître si le temps que nous vivons est ou n'est pas inclus dans ce que l'on nomme généralement une Époque.
Je ne peux bien sûr consacrer que seulement quelques phrases au développement d'idées dont l'aspect radical (bien qu'elles restent très simples et peu originales) mériterait de longues démonstra-tions que l'objet même de ce texte interdit. Il vous appartiendra donc de vous débarrasser de celles qui, pour n'être point suffisamment limpides, ne vous conviendraient pas en les inscrivant aisément au compte de ma propre radicalité chronique.
Nous avons le malheur ou la chance de vivre des temps de transition. Une époque est morte, une autre est à naître. Une impressionnante quantité d'honorables sociologues, de philosophes et d'économistes s'accordent à le dire. Toutes les valeurs établies par l'ère industrielle et esthétisées par l'époque postindustrielle sont désormais cadu-ques ou démenties par les faits.
Le concept de travail salarié par exemple, cette idée selon laquelle l'homme doit produire pour "gagner" sa vie est définitivement effondrée; bientôt quatre millions de chômeurs (et ce nombre ne fera qu'augmenter toujours) seront là pour en attester. La lutte contre le chômage est une inutile démagogie; tout homme politique responsable le sait. C'est la lutte contre le travail salarié en tant que règle fondamentale de nos sociétés qu'il faudra commencer bientôt. Mais pour le remplacer par quoi? Personne encore ne sait le dire nettement.
La disparition du monde communiste a révélé l'impéritie de la démocratie marchande à installer sur la planète, comme elle le prétendait cyniquement, la paix et une prospérité partagée. Elle avait su pourtant fonder sa légitimité et ses rêves sur l'entretien de cette conviction. La guerre froide et l'épouvantail du bloc communiste ser-vaient de masque à son incompétence. Le masque est tombé et la démocratie des marchands montre enfin son vrai visage. Combien de temps le pourrons-nous tolérer? Peu sans doute et elle le sait; elle accélère avant la chute sa course effrénée vers le gain.
La sauvagerie du libéralisme économique est monstrueuse; mais le petit nombre de ses profi-teurs se sent vaciller déjà sous la multitude de ses victimes.
Contre tout cela les forces de contestation sont à peu près éteintes. Car pour contester une méthode encore faut-il avoir un objectif en partage, ou un objectif de rechange. Mais qui peut dire vers où aller aujourd'hui? La démobilisation est générale. Chacun attend qu'un nouvel horizon se dégage par le fait d'on ne sait quelle révélation ou cataclysme.
La fin du siècle signera approximativement la fin d'une époque, la suivante n'est pas encore née et nous sommes au milieu. Le monde entier, et plus particulièrement le nôtre, fait comme une immense salle de transit entre deux longs voyages. L'un est achevé et l'autre point encore décidé.
Alors, si le théâtre est bien intégralement dépendant des réalités de son temps, que doit dire et faire le théâtre d'un temps de transition, de cet entracte que fait le monde? Il ne peut sans doute que parler du vide ou se taire et, dans tous les cas, comme nous, attendre.
Le spectacle contemporain idéal est celui où des acteurs montreront qu'il n'y plus rien à faire d'autre quattendre quelque chose à faire. Et les théâtres, les salles de théâtre doivent organiser la patience du public, remplir leur espace non pas d'un simulacre d'action, de propos et de rêve, mais de cette indépassable et nécessaire attente.
Voilà pourquoi, en quelques mots, je propose que le Théâtre du Merlan, plutôt que de se désespérer d'une réalité incontournable, s'applique à faire de son théâtre un superbe et confortable lieu d'attente, qu'il fasse en sorte que tout soit prêt pour le jour où, par le fait dun cataclysme, par l'organisation d'une nouvelle utopie, par l'avène-ment d'un nouveau projet de l'humanité, le désir impérieux de spectacle reviendra.
L'on croit souvent remarquer que le calme précède le danger (un cataclysme, une tempête), ou bien succède heureusement à son mouvement ; mais le seul vrai danger est bel et bien le calme lui-même. |