Les Sept Branches de la rivière Ōta © Claudel Huot
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Les Sept Branches de la rivière Ōta est le premier projet que développe Robert Lepage pour sa nouvelle compagnie Ex Machina.
Luvre comprend sept volets et intègre la totalité des personnages, des thèmes, et des histoires apparus et développés au cours des différentes tournées internationales de 1994 à 1996.
Après Coriolan, Macbeth, La Tempête, Le Polygraphe et Les Aiguilles et lopium, Robert Lepage renoue avec le genre qui lavait révélé lors de la Trilogie des Dragons : la saga.
Hiroshima sest étendu autour et grâce à la présence du fleuve Ōta, et rarement lidée de projet-fleuve ne sétait imposée comme ici. Développée sur trois ans, cette saga autour du Japon mais surtout sur limage que les autres civilisations ont bâtie à son égard, se compose de sept tableaux ayant évolué le long de ces années : Les Sept Branches de la rivière Ōta.
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Dans Les Sept Branches de la rivière Ōta, Robert Lepage cherche à créer une mascarade contemporaine. Plus précisément, il laisse cette extraordinaire production se construire elle-même, comme un récif corallien, évoluant lentement et prenant plus dampleur à chaque représentation.
Depuis 1940, notre monde est dominé par le soleil blanc et le soleil noir, Hiroshima et lHolocauste, et Robert Lepage a découvert que le seul moyen de capter et de transmettre leur éclat aveuglant est de multiplier les lentilles optiques sur scène. Au sens propre, grâce à une utilisation triomphale des miroirs, mais aussi, au sens figuré.
Le récit déchirant, si personnel, laccent mis sur le travestissement de la photographie, le choix de Robert Lepage - de prime abord choquant - de la farce ou du sitcom le plus scabreux comme modes dramatiques, sont autant de prismes à travers lesquels linsoutenable source lumineuse est diffractée en un spectre de couleurs et soffre ainsi au spectateur.
Robert Lepage nous permet de voir - ou du moins de commencer à voir et à explorer - comment sest développée la culture humaine à la lumière de ces deux soleils.
Son œuvre parle des survivants. Mais aussi de la façon dont leur solitude, limpossibilité de transmettre ce quils ont vécu, a teinté dincertitude et de mélancolie toute expérience sensuelle, comme si des générations nées des décennies après la bombe atomique et les chambres à gaz portaient dans leurs gènes un certain étonnement de survivre. Ce malaise et ce sentiment dirréalité fut préfiguré par le camp de concentration de Theresienstadt, où lon encourageait les familles à avoir une vie culturelle riche et normale de concerts et divertissements, en attendant dêtre envoyées à Auschwitz.
Le grand flash dans le ciel dHiroshima, par lequel une ville fut illuminée puis, instantanément anéantie, cest aussi le flash des cabines photos automatiques, où les gens viennent figer leurs propres désirs, se servant dune image pour oblitérer leurs anciennes identités. Les rencontres entre des cultures qui étaient autrefois étrangères lune à lautre ont totalement métamorphosé le monde depuis 1945, mais ces rencontres semblent revenir sur le temps où être lautre - juif ou japonais - signifiait être condamné à mort.
Robert Lepage, enfin, sonde lidée que la sexualité même, lappartenance à un sexe et les modes de comportement qui laccompagnent ont subi une mutation amorcée par les rayons des deux soleils.
Il ne sagit pas dune relecture facile du mythe dÉros et Thanatos, mais de la pensée que lespèce humaine est en train de délaisser pour toujours lancienne division binaire, explorant toute une gamme de réponses nouvelles à lamour et à la procréation.
Où va mener cette exploration ? On ne le sait pas davantage quon ne sait où loeuvre organique, grandissante de Lepage, va finalement le conduire - à ce point inconnu où convergent Les Sept Branches de la rivière Ōta.
Neal Ascherson. |