Pourtant nos démocraties occidentales, si
friandes d'analyses
de commentaires introspectifs,
regardent généralement la moindre de leurs tares,
le plus insignifiant de leurs dysfonctionnements
comme autant de gourmandises, les étalant
longuement
sur d'épaisses et interminables tartines médiatiques.
Mais, si un rien fait bombance
d'où vient alors cette hésitation de nos sociétés
devant le régal d'un vrai cataclysme interne
devant le goûteux séisme les déchirant par le
milieu ?
Disparaissant, le concept de travail salarié annonce
son incapacité à produire plus longtemps
le sens fondamental nécessaire à l'organisation
sociale que nous connaissons.
En convenir engagerait à devoir penser notre futur
selon l'établissement de bases entièrement renouvelées :
celles d'une nouvelle ère.
Or, nos sociétés estimant figurer désormais un
idéal exactement réalisé
se sont tôt débarrassées de l'encombrant équipage
de désirs, de pensées et de gestes
qui généralement prépare et convoque dans
l'époque mourante
un lendemain transformé, amélioré,
évolué.
Les démocraties occidentales du post-industriel
satisfaites de leur sort
ont en effet substitué
à un ancestral désir de progrès un simple souci
de sécurité
à la lutte pour l'acquisition des droits la défense
des acquis
à la question du devenir celles de l'être et de la
représentation
à la culture l'objet d'art
et à l'évolution de l'art
sa conservation
Je connais tel artiste contemporain de renom qui, embarrassé d'un retard à livrer commande que lui fit tel musée, fut finalement dépossédé d'oeuvres très inachevées.
et n'attendent globalement pour l'avenir
qu'un entretien, qu'une extension du présent.
Une société qui a cessé de penser son futur ne peut pas croire à sa fin.
C'est pourtant bien ce que disent ces millions de vies pour lesquelles
"vivre du fruit d'un travail",
définitivement, ne signifie plus rien.
Elles sont des prophètes d'une catégorie étrange, annonçant seulement
le terme de son présent à une époque sans avenir.
Les chômeurs longue durée
que l'on ne sait comment nommer
sont en quelques sortes les prophètes du passé.
En attendant la reprise économique.
Déjà
le nombre toujours croissant des personnes sans emploi
est à ce point vertigineux et le cours de ce drame
si peu endiguable
qu'en certaines régions, tel le Nord de la France, le chômage
semble même vouloir déterminer une manière héréditaire d'inexistence.
Là
le grand-père perdit en son temps tout emploi
le fils jamais n'eut l'occasion d'aborder la vie active
et ses enfants semblent définitivement emportés par ce flot
accru d'autres problèmes qui inéluctablement lui affluent :
paupérisation
dépression, illétrisme
exclusion, perte de l'habitat
délinquance ...
En haut comme en bas, l'on fait mine
d'attendre une reprise économique
capable de rendre au monde actif les millions de personnes qui en sont écartées.
Mais du plus savant au plus sot
sans le dire jamais car cet aveu serait un gouffre
chacun connaît ou pressent
l'inutilité de cette attente.
L'attente comme chute immobile de l'être.
Une attente vide et neurasthénique, une attente de rien
et dont le fait entretenu n'a d'autre fonction
que d'offrir un verbe
à qui ne peut socialement agir ? sans pourtant en être incapable
à qui vit dans le néant de l'inaction involontaire.
Car fainéanter ici ne convient pas et
il n'est que le verbe attendre pour exprimer moins vaguement
l'acte social de celui qui dans notre société ne fait rien.
Quel autre pour lui donner un acte ?
Chômer d'abord se dit pour définir l'action de suspendre un travail les jours fériés
ce qui sous-entend une fréquence rare
- un acte court et renouvelé venant régulièrement interrompre un autre
et contient, de plus, la notion de vacances.
Ne pas chômer est couramment utilisé pour travailler beaucoup ;
par le jeu des oppositions
cette négation posée sur le verbe donne également
à son affirmation d'abord le sens de travailler peu
qui ne dira toujours rien
sur qui ne travaille pas
depuis des années ou depuis toujours.
Mais peut-être est-ce alors plutôt un état qu'il nous faudrait décrire ?
Sur l'état de celui qui ne travaille pas
si l'on dit peu être chômeur
c'est que le chômage ne crée pas une identité
mais égare au contraire toute possible identification.
Être sans emploi ne peut définir clairement quiconque et rien exprimer.
L'emploi étant ici une situation
être sans situation revient donc à être insituable
conséquemment indéfinissable ou défini comme tel
ce dont on ne pourra s'accommoder.
Être au chômage fit son temps, mais
depuis que l'on convient partout de la quasi irréversibilité de cet état
son aveu ou son attribut
semble définir davantage pour l'être une maladie
qu'une position sociale, un cancer, une mort lente, une peste molle.
Il faudrait alors dire plutôt avoir le chômage ;
mieux vaut en ce cas ne rien dire et garder le secret social
ou bien chercher pour sa survie encore
une autre expression de soi ou de l'autre chômant.
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